PROGRAMME DU 13 JUIN AU 24 JUILLET 2012





 

 







Renoir Martigues










Une fable terrible sur le capitalisme vue à travers les yeux d’un trader en limousine.

La limousine sera-t-elle l’objet de ce printemps cinéma ? Habituellement associée au glamour hollywoodien comme aux paillettes cannoises, ces longues voitures aux vitres fumées peuplent les premières images disponibles du Holy Motors de Leos Carax et l’un de ces fétiches de la modernité constitue le décor (voire le personnage) principal du nouveau film de David Cronenberg. Mais nul crash automobile ne vient déchirer Cosmopolis.
Adapté (assez fidèlement) du roman de Don DeLillo, le film raconte une traversée de Manhattan à dix à l’heure de moyenne en raison d’une visite présidentielle qui paralyse le trafic.
Comme le livre, le film est construit selon la règle des trois unités.
On embarque dans la limo avec Eric Packer, golden boy cynique et sexy, et on n’en sortira quasiment plus.

Cosmopolis est un film d’intérieur, presque entièrement confiné dans un lieu étroit mais mouvant.  L’objectif de Packer : se faire coiffer à l’autre bout de la ville. En chemin, il discute avec ses associés (logorrhée de chiffres et de théories que l’on croirait issue du cerveau d’un mathématicien sous speed ou d’un philosophe cocaïno), croise sa jeune épouse, baise avec une maîtresse, consulte les multiples écrans qui tapissent le véhicule, regarde à travers les vitres fumées de sa voiture le spectacle d’une société au bord de l’explosion : manifestants, flics, indignés, entarteur forment un carnaval urbain inflammable qui ne laisse aucun répit.
Morceau de bravoure en soi, cette vue en coupe de New York permet toutes les lectures symboliques possibles. Babylone de l’Occident, cité phare de la civilisation capitaliste depuis une centaine d’années, le NYC de Cosmopolis est un concentré de notre monde.


Les très riches et les très pauvres y cohabitent, et c’est vieux comme le monde. La nouveauté, c’est la promiscuité entre maîtres et quidams induite par les nouvelles technologies.
Avant, les pauvres ne voyaient pas les riches. Aujourd’hui, le lointain n’existe plus, la prolifération des écrans et la rapidité des communications réduisent la planète à un village où tout est proche et instantané, où désirs et frustrations, échecs et réussites, inclusion et exclusion mijotent comme dans une Cocotte-Minute.
Cronenberg rend bien cette cohabitation malsaine entre les 1 % et les 99 %, filmée depuis le point de vue d’un des nouveaux maîtres.
Il suffit d’ailleurs à Packer de remonter les vitres pour couper le son, voire l’image, de cette société en ébullition qu’il a contribué à chauffer. La limousine est une bulle, un cocon, un endroit protégé, régressif,
coupé du monde réel, comme l’univers de luxe et de rémunérations obscènes où évoluent les moguls du capitalisme contemporain.


L’habitant de ce cocon est un être mi-ange, mi-démon, un homme qui possède tout mais semble incapable de nouer une relation normale avec autrui, perpétuel insatisfait, humain inachevé à qui il manque une case émotionnelle. Plus l’avoir est gigantesque, plus l’être est névrotique.
Pour incarner Eric Packer, Cronenberg a choisi Robert Pattinson, coup de génie mutuel. L’acteur-étoile file de Twilight à Cosmopolis avec une incroyable aisance, incarne à merveille ce mélange de jeunesse et de cruauté, de sex-appeal et de déliquescence, de désir et de mort, cette maladie de la win confinant à la pathologie morbide qui irradie ce film et emblématise notre époque.

Serge Kaganski



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Le Faust de Sokourov est un défi à la notion de temps et d’histoire. C’est comme si le cinéaste russe reprenait le mythe forgé par Goethe là où Murnau l’avait laissé, en 1926. Il lui ajoute la parole, qui rugit en cataractes ininterrompues, et la couleur, passée au filtre mercuréen et vert-de-gris, dont Sokourov s’est fait le spécialiste.
Plastiquement, ce Faust est un vertige : son plan d’ouverture, un miroir philosophal flottant dans les cieux, est à classer parmi les plus beaux de cette Mostra. La chute du docteur Faust prend ici les airs d’une ascension vers le Mal, auquel le film donne la physionomie d’une créature chimérique, mi-homme mi-animal, au creux des reins de laquelle pendouille un vestige de queue.
Glaise. Sokourov fait briller dans son film un cinéma des origines, dont l’artisanat est exhumé miraculeusement : les décors, le jeu des acteurs, les lumières et les anamorphoses semblent surgis d’une glaise ancestrale dont les secrets s’étaient perdus.

La fin renoue d’ailleurs littéralement avec les éléments : entre laves pétrifiées et geysers turgescents, Faust le damné s’absorbe bientôt lui-même dans la matière de la nature dévorante. Olivier Séguret




Volant à travers les nuages, l’oiseau-caméra de Sokourov flotte tranquillement dans le blanc. Puis décide de plonger. Vire rapidement à droite, puis à gauche. La vallée qui s’ouvre à son regard est divisée en deux parties parfaitement égales. Le royaume du soleil à droite touche le royaume de la lune à gauche le long d’une ligne qui les sépare nettement. Une montagne s’élève à l’extrémité de cette frontière. À ses pieds, se trouve une ville entourée de murs. C’est là, entre le jour et la nuit, qu’habite et travaille le docteur Faust.

Sokourov dit que son Faust achève la tétralogie du pouvoir. Le premier épisode mettait en scène les derniers jours d’Hitler, le deuxième ceux de Lénine et le troisième ceux de Hirohito. À cette série d’anciens dictateurs décrépits, on peut ajouter Alexandra, vieille femme qui traverse la Tchétchénie en guerre avec l’allure tranquille d’un dictateur de plus. On voit moins bien en quoi Faust complète la liste. En effet, il ne la complète pas. Il en est plutôt l’origine.


« L’origine du mal est le malheur ». Sokourov cite volontiers cette formule de Goethe qui résume pour lui l’esprit du roman et nous donne une piste pour comprendre son adaptation. Celle-ci sacrifie la dernière partie de l’œuvre, et se concentre surtout sur la première. Toute l’action se passe dans le village. Sur 134 minutes, le voyage fantastique de Faust et Méphistophélès occupe seulement les vingts dernières.
Le film se donne donc deux mouvements. Une circulation dans la ville, mais en spirale, de plus en plus bas, des rues aux tunnels. Ce premier mouvement « infernal » est suivi d’une ascension. Faust et Mephistophélès quittent la ville et grimpent sur la grande montagne. Une fois arrivés sur les hauteurs, on trouve un paysage paradisiaque et infernal à la fois. On retrouve les nuages et la blancheur, mais aussi la terre et les ténèbres. C’est donc un seul mouvement qui traverse le film d’un bout à l’autre – c’est par là, peut-être qu’il répond le mieux à Murnau, à qui l’on doit l’idée qu’adapter Faust, c’est faire donner le monde au docteur Faust sous la forme d’un espace à posséder. Or, Murnau posait ainsi une équation : posséder un espace de cinéma, le posséder totalement, suppose d’associer deux modes d’appropriation, celui par lequel on l’embrasse tout entier d’un regard et celui par lequel on le parcourt pas à pas. Éprouver à la fois l’instantané de la vision totale et la continuité qui donne réalité à l’espace parcouru. Sokourov parti du ciel, comme Murnau, met en boucle ces deux moments de l’équation.


C’est aussi un mouvement d’épuration qui s’avance sur cette boucle. Les premiers quarts d’heures fourmillent de personnages et de paroles. L’image et les sons encombrent les sens. Pas à pas, le film se purge à mesure que le héros se damne. Le spectateur avance main dans la main avec Faust, du fourmillement vers l’image purifiée.

Pour commencer il souffre avec lui de la faim et de la puanteur mêlées, tandis que Faust, les mains plongées dans le corps d’un homme qu’il dissèque, se laisse nourrir par son étudiant de reste de petits gâteaux. Il suit le docteur chez son père, éprouve encore l’alliance de la faim et de la laideur, tandis que le père fait accoucher une femme d’un œuf de poule qu’elle dévore aussitôt. Il le suit en quête de quelques sous pour manger chez Méphistophélès, le prêteur sur gages de la ville. Il suit dès lors le déplacement continu des deux hommes, dans les entrailles de la ville, bains des femmes, auberges pleines d’étudiants et de soldats, places et rue encombrées d’animaux, d’enterrements et de marchands. Il s’émeut en regardant les femmes de la ville laver le linge et faire leurs ablutions – bains où Méphistophélès s’immerge avec délice parmi les femmes, nous dirigeant ainsi vers Marguerite. Il respire l’air frais des bois en promenant Marguerite sur un chemin qui ne mène nulle part. 

 

Tout au long de cette progression, la patine du gris, du vert, du flou, l’élongation de l’image par anamorphose donnent à l’espace parcouru l’unité d’une dimension homogène. C’est une seule et même matière, meuble, que l’image pétrit ainsi : la matrice de toutes les formes humaines et inhumaines, devenant tour à tour verge de cadavre, œuf sorti d’une vulve, cheveux blonds comme les blés, corps maléfique – nœuds de chair affublés dans le dos d’un pénis et de testicules minuscules – , sein blanc de neige sorti du corsage au-dessus de l’eau du lavoir, homoncule gluant agonisant dans les éclats de verre, bouche édentée, muraille grisâtre, foule sans ordre. L’image aplatie de Sokourov, devient la surface de transformation d’une matière humaine monstrueusement fluide.


Le pacte est le moyen d’arrêter ce flux et d’y isoler le corps d’exception, Marguerite, fleur intensément blonde à la bouche trop étroite. Nous aussi nous aspirons à cette damnation, à sortir du cloaque par le tunnel qui dispense désormais de parcourir la ville. À la faveur d’un tel raccourci, c’est le précédent régime d’image qui se trouve court-circuité. Nous parvenons à la rivière où Faust étreint Marguerite ; s’ouvre alors une soudaine profondeur. C’est de haut que nous laissons Faust et Marguerite tomber dans l’eau sous le poids de leur tendre étreinte, dans l’eau glacée dont l’onde, plutôt que d’avoir été provoquée par leur chute, semble au contraire les précéder, les accueillir, les recueillir. On retrouve ici, dans cet instant singulier, les plus belles inspirations de Mère et Fils, lorsqu’au profit d’un soudain décadrage un arbre sinueux semble épouser le visage ridé d’une mère laissée seule sur un banc, ou encore lorsque la courbe d’un chemin parait de loin s’être offerte au repos du fils portant la mère. 


Dans la profondeur, sous l’eau, Sokourov nous offre le moment le plus éloigné de son premier régime d’image, celui de l’indistinction continue des corps et des mouvements : nous accédons au visage seul, flottant dans l’onde, rayonnant comme une marguerite au soleil, image offerte à Faust par Méphistophélès, à nous par Sokourov, c’est désormais la même chose, pour la consommer. Marguerite dans son lit d’enfant au pied du lit de la mère gisante. Faust enfouit sa tête entre les blanches cuisses, se tient face au sexe à la blondeur intense. Les ombres solitaires de la mort, ni humaines ni animales, commencent à envahir le jardin, à passer la tête par la fenêtre au-dessus du petit lit, à se promener dans la chambre en titubant.

Nous avons signé le pacte. Nous avons désiré embrasser l’intensité de l’image singulière. L’heure des comptes approche. Marguerite abandonnée, nous faisons maintenant l’ascension finale dans le monde minéral et liquide, cristallin.   Arnaud Macé, Eugenio Renzi  pour Independencia


Dès l'âge de 19 ans, Alexandre Sokourov (Aleksandr Sokurov) travaille comme assistant de production pour une chaîne de télévision russe, puis comme producteur. En 1974, le jeune homme quitte sa ville natale de Podorvikha pour Moscou où il intègre la prestigieuse école de cinéma russe, la VGIK.
Bien qu'il en sorte diplômé en 1979, ses oeuvres (principalement des documentaires et des courts métrages) sont décriés par les dirigeants de l'école, les considérant comme anti-soviétiques. Son premier long métrage, La Voix solitaire de l'homme, ne sort sur les écrans russes qu'en 1987 (alors qu'il date de 1978). Ce premier long lui offre toutefois l'occasion d'être pris sous la protection du plus grand des cinéastes russes de l'époque, Andrei Tarkovski, très admiratif du travail d'Alexandre Sokourov.
Grâce au soutien de Tarkovski, Alexandre Sokourov intègre le studio Lenfilm, le deuxième plus grand studio de Russie. Ses films restent néanmoins souvent censurés dans son pays natal, Alexandre Sokourov avouant faire les films dont il a envie, que le public et la critique le suivent ou pas.
Après la trilogie Le deuxieme cercle (1990), La pierre (1992) et Pages cachées (1993), Mère et fils (1997), lauréat de plusieurs prix, le place définitivement sur le devant de la scène internationale.
Sokourov a créé son propre style cinématographique. Esthète, perfectionniste et expérimentateur, Sokourov travaille la matière même de l'image, la distord (l'anamorphose dans Mère et fils), joue avec la lumière (filtres verts de Moloch et Taurus). Il évite toutefois le maniérisme avec un lyrisme de l'image qui emprunte aux arts plastiques des XVII , XVIII et XIXème siècle et rattache le cinéma, pour lui art mineur, à la peinture ou la littérature. L'expérience sensorielle de la nature est transfigurée par l'art.
Les thèmes de la mort, du temps, de la filiation et de la séparation et les motifs de silhouettes fragiles et maladives, des êtres solitaires accablés par la perte, la mort d'un proche, d'un amour sont prédominants dans son oeuvre. Sokourov magnifie, la présence de l'esprit dans des environnements naturels souvent difficiles. C'est l'amour de "l'âme russe" qui n'est pas la glorification nationaliste d'un mode de vie, mais la célébration de ce que Sokourov appelle "le pays de l'inspiration et de l'embellissement". C'est la force du souvenir, de la douleur imprimée au destin malheureux d'un peuple, au parcours chaotique d'une pensée.
La forme évasive et libre de l'élégie laisse place parfois à des films plus amples avec des personnages confrontés à l'histoire - ou confrontés à l'horreur - le crime et la guerre.

Bibliographie :

Olivier Joyard dans le Supplément Cahiers du Cinéma no 528, octobre 1998. - Festival d'Automne à Paris Paris, 1998 : Alexandre Sokourov, Alexeï Guerman, Darejan Omirbaev et la Nouvelle Vague Kazakh.


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Dans Le Grand Soir, nouveau délire fabuliste du duo grolandais Delépine/Kervern, une zone périurbaine se mue en décor de western où une fratrie atypique prépare l’insurrection sur fond de musique punk.
Not (Benoît Poelvoorde) est le plus vieux punk à chien d’Europe. Marginal assumé, il se heurte à la docilité politique de son frère Jean-Pierre (Albert Dupontel), vendeur de matelas méprisé par son patron. Mais la crise rôde et tandis que Not déserte le centre-ville pour zoner dans le centre commercial où officie son frangin, celui-ci est viré sans ménagement. Jean-Pierre, déboussolé, trouve alors en Not un soutien inattendu. Forts de leur complicité retrouvée, les deux frères décident de réveiller les consciences des nombreux clients qui consomment aveuglément autour d’eux et préparent activement le Grand Soir.


Alors qu’Aaltra et Avida lorgnaient vers un cinéma quasi expérimental, poétique et allégorique, Le Grand Soir a les deux rangers bien ancrées dans la boue de la réalité. Prenant à bras le corps la crise philosophique qui parcourt l’échine du monde capitaliste, les deux réalisateurs interrogent l’inertie de la classe laborieuse (incarnée par Jean-Pierre et les parents, patrons de la Pataterie), en regard de la prise de distance extrême de Not, outcast volontaire, épris de liberté. Le Grand Soir participe ainsi de la réflexion contemporaine face à l’effondrement d’un système, par l’entremise de l’éclatement de la bulle de Jean-Pierre. Largué par sa femme, dégagé par son patron, incapable de mettre fin à ses jours (une immolation par le feu qui fait pschitt), le personnage campé par Dupontel synthétise à lui seul le mal-être d’une société. Société à laquelle il veut désespérément appartenir mais qui lui claque la porte au nez. L’ambition du film des Grolandais est grande et ô surprise, leur réussite l’est tout autant.


Filmée comme dans un western, à coup de grand angle et d’une lumière quasi technicolor, cette banlieue, tête de gondole d’un consumérisme effréné ressemble à s’y méprendre aux villes éclatées du grand ouest américain : ici un fast-food (le saloon), là un hypermarché (l’épicerie d’antan). La dissémination topographique typique de ces zones consuméristes offre un espace d’errance idéale aux deux personnages en quête de liberté. Soulignée par des morceaux interprétés à l’harmonica par Bashung, la gémellité des deux univers explose à l’écran.
Mais l’astucieuse mise en scène de Delépine et Kervern ne s’arrête pas là. Suivant le fil révolutionnaire en germe dans le titre du film, ils déconstruisent leur récit en le scandant de rêveries en forme de concert des Wampas. Stagediving, pogo, bière, tous les artefacts propres au mouvement punk constituent le cœur du métrage et sa singularité. Not embarque son frère dans son monde, où l’on apprend à marcher au sens propre, où l’on croise des suicidaires joyeux, où les apparents proscrits vivent finalement à plein poumon, le cœur léger. Le Grand Soir invite à une virée à tombeau ouvert, drôle et touchante, barrée et politisée. Un grand film en somme.  Ursula Michel

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HOLY MOTORS






 Les films se suivent mais ne se ressemblent pas, insouciants de ceux qui les ont précédés et de ceux qui prendront bientôt leur place dans la course aux récompenses. Certains appellent un jugement définitif qui oscille entre le rejet catégorique et l’enthousiasme immédiat. D’autres procurent une impression diffuse susceptible d’être réévaluée longtemps après la projection. Dans les deux cas, le plaisir ou la nécessité d’écrire sont menacés de manquer leur objet. Le premier temps de l’opinion est péremptoire, et les notes attribuées sous le coup d’une émotion ne sont guère plus que des indicateurs. Le second temps de l’analyse, lui, n’a pour le moment pas sa place dans une chronique cannoise.


Holy Motors est à lui seul un festival. Il est pour l’heure, avec In Another Country et Vous n’avez encore rien vu, la troisième boussole de la compétition. Les différents films qui le composent, comme une anthologie de saynètes, réclament pour chacun une attention faite d’admiration et de prudence mêlées. Quelles histoires racontent-ils ? Quel fil secret permet leur réunion au sein d’un même ensemble ? Quatre ans après le triptyque Tokyo ! – dont il réalisa le deuxième segment intitulé Merde –, Leos Carax étend le principe du film à sketchs aux dimensions d’un long métrage. Assis sur la banquette arrière d’une limousine, Monsieur Oscar enchaîne les missions comme un acteur parcourt plusieurs plateaux, prenant soin de se démaquiller entre chaque épisode. Le jeu de rôles auquel se prête le personnage multiplie les pistes mais il dévoile aussi, au fur et à mesure de son déroulement, le mystère qu’une telle situation ne manque pas d’éveiller dans l’esprit du spectateur. Inutile de livrer une à une les clés d’interprétation mais précisons d’abord ceci : le programme qui arrive à son terme est d’une évidence déconcertante.
Humour et émotion sont au rendez-vous. Le plaisir qu’il suscite tient à la relance continuelle du récit qui égare l’attention pour mieux la concentrer à un prochain tournant, comme un recueil de contes non pas strictement autonomes mais liés entre eux par quelques motifs souterrains. Le parcours de Monsieur Oscar dans les rues de Paris et de ses environs n’est pas sans évoquer celui tracé par Rivette dans Le Pont du Nord, où un même poids de la conspiration pesait sur le destin des personnages. Dans les deux films, une influence commune des légendes – urbaines et féériques – dicte à la partie ses règles élémentaires. Holy Motors surprend par la variété de son inspiration dont il faut taire les plus étonnantes trouvailles. Pour apprécier au mieux les aventures qu’il propose, le sourire est la plus sûre des prédispositions.

Holy Motors est peut-être un hommage au cinéma. Kylie Minogue coiffée à la garçonne rappelle le temps d’une séquence le souvenir de Jean Seberg, avant qu’Edith Scob ne retrouve le masque de ses débuts dans Les Yeux sans visage. Impossible pourtant de réduire chaque épisode à l’imitation d’un genre. La séance de motion capture propose dans un même mouvement parade d’arts martiaux, exercice de tir et images de synthèse pornographiques. Oscar qui court sur un tapis roulant reproduit avec les technologies modernes les chronophotographies d’Étienne-Jules Marey. Le film ne saurait donc se réduire au fétichisme des citations ou des renvois, quand bien même ceux-ci renverraient à la filmographie de Carax. Sa véritable passion est celle qui anime le cinéaste et son comédien pour le travail. Carax réalise un nouveau long métrage treize ans après Pola X mais il n’a cessé entre temps de tourner – Merde (2008) et quelques clips disponibles ici ou là sur Youtube sont là pour témoigner de sa créativité, et l’on se plaît à rêver de quelques incunables retraçant la généalogie des histoires rassemblées dans Holy Motors. Denis Lavant endosse les rôles sans sourciller, offre à ses commanditaires la palette d’émotions des plus grands tragédiens, mais le masque peine à dissimuler la fatigue et le regard se perd dans le vide, comme une image tenace de la mélancolie. « Il faut rentrer à la maison », lui conseille son chauffeur avant le dernier contrat, dans un accent oliveirien. Oscar soupire. Le foyer qui l’attend ne représente pas le terme de sa journée mais une nouvelle mission où l’acteur exécute une fois encore sa partition, pour la beauté du geste. Carax joue le jeu avec lui. Ses producteurs sont invisibles, ses spectateurs sont assoupis sur leurs sièges : qu’importe. Avec Holy Motors, peu prétendront qu’il n’a pas travaillé.

par Arthur Mas
jeudi 24 mai 2012

 



  

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